« Ce qui est remarquable dans une ville, c’est que telle forme est ainsi parce qu’elle est en alliance avec d’autres formes. Elle est conditionnée par l’extérieur. Le dehors se fait la raison du dedans. L’un et l’autre ne s’opposent pas : ils sont complémentaires. »
Henri Gaudin, qui travailla dans l’atelier Arretche, in « Fontevraud, l’architecte et la modernité », 303 Arts, Recherches et Créations, 2001.
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Une œuvre collective
Arretche supervise, édicte les principes urbains et architecturaux, approuve le dessin des façades et redistribue les commandes de l’ASR. Il « chapeautait tout, une discipline honnêtement consentie par les architectes. »1 Guy La Chambre dira plus tard d’Arretche qu’il « conciliera par son autorité, reposant sur sa technique, la synthèse des architectes d’opération afin de donner une unité de style ».2 Arretche, Cornon, Auffret, Hémar, et Murat, se partagent les îlots et les équipements à reconstruire. Fortes personnalités, les cinq architectes viennent d’horizons divers et d’obédiences parfois opposées : régionalistes, monuments historiques, mouvement moderne…formés aux écoles des Beaux-Arts ou ancien métreur. Certains se sont côtoyés avant-guerre, d’autres se haïssent depuis longtemps. C’est le cas d’Hémar et de Cornon dont les héritages théoriques s’opposent violemment.
Le projet original dressé par Brillaud est méconnaissable. Si la cathédrale reste un monument majeur qui s’impose notamment par sa masse, les principes dictés par le schéma du réseau viaire sont abandonnés. La ville, qui comptait jusqu’à 10 000 habitants avant guerre, doit en reloger la moitié, avec les « règles de l’hygiène et les nécessités de la circulation ». Mais l’emprise cernée d’Intramuros, de 20 hectares d’environ (300 sur 600 mètres), n’est pas extensible. « Il faut gagner en hauteur ce que l’on va perdre en surface ».
La nouvelle traversée d’Intramuros est littéralement sublimée par de nombreux dispositifs urbains : traitement de sol, continuité des bandeaux saillants, des entresols ou modénatures, inflexions des alignements, passage sous porche, signal et perspective invitant le passant. À ses deux extrémités, les restaurations des maisons sont symboliquement confiées au service des monuments historiques.
Le postulat morphologique souhaite concilier l’ancien et le moderne, avec les préceptes hygiénistes du MRU, qui fait sienne la lutte contre les îlots insalubres. Impossible de retrouver la ville d’avant-guerre : « Sur un îlot où il y avait quinze cages d’escaliers, il n’en restait plus que trois », explicite Auffret. Ainsi s’érige la ville nouvelle, en antithèse de la cité malouine. Les rues sont aérées, des espaces publics plantés, des larges îlots permettent le déploiement d’immeubles collectifs à l’épaisseur canonique de 12 mètres alignés sur des cours ouvertes à tous. La cité reconstruite doit conserver le caractère pittoresque qui a marqué l’imaginaire, et intégrer « de façon harmonieuse » les vestiges, les immeubles isolés, la topographie, les accroissements des armateurs, la ceinture de remparts, autant d’éléments persistants qui soumettent le projet urbain et architectural et en fait, à juste titre, sa richesse.
Le résultat prouve que le substrat du topos de la ville n’est pas une contrainte. Arretche a su s’affranchir du tracé préexistant tout en pouvant préserver l’idée d’une certaine identité.
« La logique » et « la clarté » du parcellaire remembré priment maintenant sur « le désordre » de la ville avant-guerre, note Dan Lailler, conservateur de la ville, dans les années 1960.
Au puits d’aération de l’hôtel malouin succède la cour collective des immeubles en copropriétés, garantissant la lumière et l’espace. Timidement, contraint par la rigueur des hôtels de granit des ingénieurs de Vauban qui font modèles et qui se prêtent bien à l’économie constructive en vigueur, les architectes jouent avec les auvents, multiplient les porches et les arcades, disposent des seuils, traitent les sols avec des dallages différenciés, comme autant de filtres hiérarchisés entre privé et public. Détails qui forment le faux-semblant de typologies anciennes, évoquant profondeur et hétérogénéité vernaculaires, jamais vues sur Saint-Malo.
La morphogenèse des nouvelles constructions est aussi là pour rappeler l’écriture de la ville avant-guerre idéalisée par l’imagerie touristique. Le projet n’accompagne pas seulement l’existant restauré, mais évoque également les maisons disparues.
L’élancement des façades neuves autorise la grande hauteur sous plafond des étages, les lucarnes, les hauts volumes de toiture, et les immenses cheminées étirées vers le ciel en rappel de la forêt de souches d’avant-guerre.
Trois grands matériaux architecturaux sont distingués dans le carcan de façade formé par les remparts épargnés : les monuments historiques sauvegardés et restaurés, les immeubles reconstruits à l’identique pierre par pierre, les immeubles neufs.
Si Arretche prend à charge la coordination de toute la construction neuve, c’est Cornon qui prend la responsabilité de la rénovation des immeubles anciens, soit plus de la moitié de l’œuvre à reconstruire.
Le travail du service des monuments historiques démontre une approche ouverte et plurielle. Seuls le château, les remparts et la cathédrale étaient classés avant-guerre. Bénéficiaient d’une inscription à l’inventaire, les façades des hôtels d’armateurs face au quai de Dinan et une maison de bois « pittoresque », notamment l’ancienne maison de Duguay-Trouin à la façade rideau de placage bois et de verre, similaire au château arrière des navires.
⁃Suivant les cas, Cornon opère différents types d’intervention.3
Simple rénovation, pour les hôtels restés intacts ; restructurations plus importantes pour des maisons, où seule la structure porteuse est conservée et la « restitution à l’identique », comme pour les hôtels des armateurs démontés pierre par pierre, et enfin, découlant d’un travail de repérage des architectures remarquables disparues, Cornon procède à une véritable reconstruction à l’identique. Dans la perspective de la nouvelle entrée de la cité, Cornon réinvente l’hôtel majestueux des corsaires, en osant l’ossature en béton armée et les parements neufs en granit. Il offre aussi à Saint-Malo un témoin unique d’une maison médiévale telle que l’était la maison Duguay Trouin. La notion d’authenticité s’efface devant l’intérêt du témoignage mémorial.4
⁃Et devant la pénurie et le devoir de mémoire, le réemploi des menuiseries, portes ou linteaux est de mise. Les portails anciens sont intégrés aux façades neuves. Aucune trace de l’incendie ne devait persister. Ce mot d’ordre de Cornon s’applique à toute la cité qui sortira de son traumatisme comme neuve.
Le chantier des édifices publics est l’occasion de collaborations fructueuses, démontrant la complémentarité de certaines associations, créant un langage architectural peu expansif et de qualité limitée, mais pouvant afficher une certaine modernité. Arretche travaille avec Auffret à la reconstruction du casino (1951-1956) qui dessine la proue arrondie de la station balnéaire en écho aux cintres fortifiés des remparts. Cornon et Auffret adapteront le château médiéval pour y loger l’hôtel de ville. L’école de navigation d’Arretche et Hummel, déploie une diversité de volumes et de matériaux en dialogue avec les récifs de la baie, et échappe aux travées monotones de la cité reconstruite.
En 1956, la plupart des îlots sont inaugurés. En 1960, le maire Guy La Chambre déclare : « Se détachant sur la toile de fond de sa prestigieuse histoire, la résurgence de la ville constitue le motif central de l’intérêt que lui porte présentement le visiteur étranger ». Son mandat prend fin en 1965, deux ans après la dissolution de l’ASR.
De l’identité d’une reconstruction
« Saint-Malo, écrit Gustave Flaubert, bâti sur la mer et clos de remparts, semble lorsque l’on arrive, une couronne de pierres posée sur les flots dont les mâchicoulis sont les fleurons ». (Par les champs et par les grèves, 1885.)
Au regard du contexte relaté et des modalités de mise en œuvre ou d’action des différents commanditaires et concepteurs, quelle est la part « d’identité » restituée de cette reconstruction, distinguant nécessairement le neuf de l’ancien ?
Si les principes généraux de la mutation urbaine sont le fruit du travail d’Arretche, la véritable restitution à l’identique est l’œuvre de Cornon. L’action du service des monuments historiques sur le temps long est essentielle. C’est avec lui que débute la sauvegarde de la cité en août 1944, c’est avec la pose de la flèche de la cathédrale en 1971 par Pierre Prunet, qui succède à Cornon, que se clôture la silhouette de la ville, en même temps que l’on démolissait la cité provisoire de Rocabey.
« Dans la conscience collective, une bonne restauration est une restauration à l’identique », explicite Pierre Prunet.5
Très vite, Saint-Malo devient un symbole unique en France pour le MRU qui la promeut comme une œuvre nouvelle respectant la tradition régionale et locale, paradigme du principe de reconstruction à l’identique qui sera particulièrement attaqué par les détracteurs des reconstructions modernes exemplaires et les défenseurs du mouvement moderne6
, qui y liront un « pastiche normalisateur » émanation d’une volonté réactionnaire politique contraire à l’ambition dont se devait se doter la création architecturale et urbaine à l’orée des Trente glorieuses.
Reconstruire les immeubles nouveaux en s’inspirant des éléments préexistants, notamment l’œuvre des ingénieurs du XVIIIe siècle, c’est en quelque sorte reconstruire la ville qui aurait dû être : un vaisseau de pierre noble, réglé pour affronter les assauts de la mer. Arretche, en redessinant la ville, traite une lacune et complète la Cité désœuvrée, entité historique remarquable. Il refuse l’illusion, le pastiche, mais accepte néanmoins de se confondre et de jouer certaines similitudes. Au-dessus des remparts consolidés, les toitures émergent avec les souches des cheminées élancées, presque surdimensionnées. Le savoir-faire des charpentiers de marine avait hissé les hôtels d’armateurs vers les nuages, contredisant la toiture à la mansarde prônée par l’architecture militaire chère à Vauban. Arretche, à sa manière, fait de même contre l’économie constructive contrainte par le budget alloué par le MRU et ambitionne de perpétuer l’œuvre de Garangeau, qui s’est lui-même mis au service des maîtres charpentiers de marine au savoir-faire ancestral. La silhouette de la cité est la révélation de la géographie. Ce sera le principal objectif des deux architectes en chef de la Reconstruction, Arretche et Cornon qui tous deux redessinent au crayon et à l’encre les longues façades d’Intramuros.
« La réussite de la reconstruction, disait Louis Arretche, dépend avant tout du profil et de l’aspect des quatre façades, maritimes et portuaires, de la cité ».7
Celles-ci symbolisent à elles-seules cette œuvre collective et plurielle : à l’Ouest, la ville ancienne; au Sud, les hôtels d’armateurs ; à l’Est, le compromis des îlots neufs et enfin au Nord, vers le large, la modernité volumétrique du mouvement moderne. Aux quatre points cardinaux, la conciliation des morphologies ancien/moderne liées à la géographie et à la révélation du site.
Pour en savoir plus sur la reconstruction de Saint-Malo, cliquer ici
- Urbanisme, n°45-48, 1956, « Bilan de la Reconstruction » ↩
- Guy la Chambre, discours, cité par P.Petout, in Villes Reconstruites, du dessin au destin, vol.1, 1994. ↩
- R. Cornon, « La reconstruction de Saint-Malo », Les Monuments Historiques de la France, revue trimestrielle, n°3, juillet-septembre 1957. ↩
- P. Petout, Hôtels et maisons de Saint-Malo, XVI, XVII, XVIII siècles, Paris, Picard 1985. ↩
- N. Detry et P. Prunet, Architecture et restauration, sens et évolution d’une recherche, Paris 2000. ↩
- Qualifiée d’illusoire par G. Duby,(Histoire de la France Urbaine, 1983) et « pastiche normalisateur » dans Kopp, Pauly, Boucher, L’Architecture de la Reconstruction en France, Paris, ed. du Moniteur 1982 ↩
- L.Arretche, La reconstruction de Saint-Malo, « restauration et vie des ensembles monumentaux », actes du séminaire franco-polonais, Icomos 1981 ↩